C'était un 24 décembre
1954. 1955, ou 1956, 21 Heures, Le ND de L….. est en instance
de départ au quai du Pilotage de Boulogne sur Mer. Le froid
est intense et quelques flocons de neige commencent à recouvrir
le port d’une blanche pellicule donnant un air irréel
aux quais endormis en cette veille de Noël.
Les hommes d’équipage commencent à arriver et
embarquent leurs bagages d’un air morose sachant bien que le
vide laissé par leur départ ne puisse pas être
comblé, le bonheur de se trouver en famille le jour de Noël
est irremplaçable.
L’équipage est à bord, au complet personne ne
manque à l’appel.
En ce temps la, les armateurs occupaient leur position et se sentaient
investi d’un droit divin, celui de disposer à leur gré
de leurs employés, d’en user et d’en abuser, les
places étaient chères, et la misère en ces années
d’après-guerre était souvent présente dans
les foyers.
Beaucoup de marins vivaient encore ou survivaient dans des cités
d’urgence construites
soit en baraquements canadiens soit en Demi-lunes dont les plus anciens
se souviennent. Ces logements prévus pour durer une dizaine
d’année ont en fait été totalement supprimés
à la fin des années 80…….
Bref, les armateurs arrivent donc ; en Frac, et commencent à
parader sur le quai sous les yeux réprobateurs de l’équipage,
qui considèrent un peu cela comme une provocation.
Le patron du navire C.G pour ne pas citer son nom appelle l’équipage
pour l’appareillage et prévient la machine.
L’armateur M. T.& F…. dit au patron "Allez
! ! ! Allez ! ! ! !" Dépêchez-vous de larguer
nous sommes attendus au restaurant du Casino pour le réveillon,
nous allons être en retard »
A ces mots, le troisième mécanicien qui déjà
fort affecté de partir en mer justement ce jour là,
dit à l’armateur
" Vous devriez avoir honte de venir sur le quai en habits
de fête ce soir, pour nous narguer, croyez-vous que nous ne
sommes pas des êtres humains ?" .
M. T…. rétorque " Justement le départ
à cette heure là et passer Noël en mer c’est
pour vous punir d’avoir fait grève, comme ça vous
n’aurez plus l’envie de recommencer, et ceux qui ne sont
pas contents n’ont qu’à rester chez eux."
A cette phrase, le troisième mécanicien redescend dans
son poste, prend ses bagages, remonte sur le pont et dépose
le tout à terre, et dit « Je ne suis pas content,
trouvez quelqu’un d’autre. » ; et il s’en
va d’un pas décidé sous l’œil ébahi
des armateurs qui n’en reviennent pas que cet homme puisse s’opposer
à leur divine décision..
Larguez ! ! !Larguez ! ! ! Hurle le patron de peur
que d’autres marins suivent son exemple…..
Le Navire appareille avec un homme en moins.
La vie à bord des 42 mètres à cette époque
était assez rustique.
Il n’y avait pas beaucoup de moyens de conservation des vivres
périssables, il y avait très peu de repas de viande
embarqués, 5 ou 6 pour une marée de 14 jours, il n’y
avait guère que 44 heures de repos entre chaque voyage, la
nourriture consistait en un ou deux repas de lard salé, un
repas d’œufs, un repas « plateau de charcuterie »
un repas de jambon, Beefsteak, ensuite que du poisson des pommes de
terre, en réserve du « Singe » et quelques boîtes
de conserve.
Les équipages devaient embarquer un stock de vivres assez impressionnant
pour faire l ’appoint ; fromage fruits etc……
Le pain, des grandes miches de trois livres, était conservé
sous le panneau de cale avant, et la viande mise en cale noyée
dans la glace.
Les armateurs retenaient en outre d’une façon abusive
la valeur d' un kilo de poisson par jour de mer et par homme, pour
consommation personnelle sur la fiche de paye.
Le poste avant équipage appelé « rad ’devant
» était un local vraiment insalubre, un poêle à
charbon trônait au milieu de la pièce, les couchettes
en fer fixées tout autour du poste et contiguës à
la cloison extérieure étaient envahies par la condensation
surtout en hiver quand on ne pouvait pas aérer. La vie à
bord était très rude.
Il ne fallait pas jeter l’anathème sur le matelot qui
embarquait avec une " petite goutte ".
Certains patrons, despotes, « Seul maître à bord
après dieu » exigeaient que leurs hommes travaillent
à mains nues, même sous des températures négatives,
gerçures, phlegmons appelés « Choux » et
autres blessures les faisaient souffrir le martyre, le mousse qui
dès quatorze ans embarquait était également soumis
à un régime disons qui pourrait être qualifié
d’inhumain à notre époque, tant par les brimades,
l’atteinte à la dignité, que par les conditions
de travail….
Revenons à la suite de notre anecdote..
Sur ce navire le patron C.G tout dévoué à son
armateur, ne voulait pas que les officiers prennent les repas ensemble.
Le second du pont devait manger seul dans sa cabine et surtout ne
pas fréquenter le carré des officiers, les mécaniciens,
et en particulier le chef, de peur que l’on ne tienne des conversations
inavouables ou des critiques sur quiconque principalement le patron..
La paranoïa était bien installée à bord.
Atmosphère délétère, mauvais temps dehors,
pas de moral à bord, rien de concret pour s’évacuer
l’esprit de pensées moroses. Pas possible de lire, de
conserver un journal ou un livre avec l’humidité persistante.
Au bout de quarante heures de route le patron décide de filer
au Skagerrak, les hommes préparent le chalut et « Hors
cul »
Machine en avant, machine en arrière…… pour éventer
le chalut du bord, soudain, irruption du chef mécanicien dans
la passerelle, " patron il y a un problème, il faut
revirer le chalut".

Le chalut à bord, vérification faîte, il n’y
a plus d’hélice sur l’arbre, un bateau sans hélice
ne peut plus se déplacer…….
Le radio contacte l’armement par Boulogne radio FFB, à
cette époque les communications se faisaient en radiotélégraphie,
et signale l’avarie, demande instructions à la compagnie
T & F, et à la " cholle " pendant 24 heures.
La réponse arrive enfin, un remorqueur norvégien va
prendre le ND de L….. en charge et le conduire à Stavanger
en Norvège pour réparations.
Le Navire accoste à Stavanger, les experts prennent leur temps
pour venir à bord afin de faire l’état des lieux
et décider de la marche à suivre pour changer l’hélice.
Trois semaines après, l’expertise annonce que la réparation
est impossible à faire à Stavanger, et que l’armement
peut disposer de son navire.
L’équipage non rapatrié avait été
nourri tant bien que mal, la nourriture était très peu
variée, patate lard, patate œufs, patate poisson………
Les tractations avec les compagnies de remorquage ont été
longues…. Enfin! Le Jean Bart remorqueur de haute mer neuf arrivé
depuis peu basé à Boulogne sur Mer à l’époque
a été désigné pour venir chercher le ND.
De L ……..
Entre Stavanger et Boulogne Sur Mer, Sur la route du retour, c’est
la seule fois durant sa présence au port de Boulogne que le
chalutier a filé à plus de treize nœuds.
Arrivée piteuse au port, L’équipe d’armateur
T& F ne paradait pas sur le quai………..
Néanmoins, le clou de l’histoire ou le gâteau sur
la cerise fut que la comptabilité de l’armement qui n’avait
pas réglé de solde à l’équipage
réclama une certaine somme à tous afin de compenser
la nourriture fournie à Stavanger.
Autant vous dire que les T&F…… attendent encore !
! ! ! ! !
La sanction morale a quand même été prononcée
car ces armateurs n’ont pas exploité très longtemps
leurs navires et équipages ils ont été mis en
cessation de paiement au début des années 70.
Cette anecdote dont les protagonistes sont pour la plupart décédés
m’a été narrée par quelqu’un qui
m’est très proche et qui participait à l’expédition..
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